Buster Keaton : un casse-cou face à l’andouille humaine
À l’occasion du Festival Lumière 2017, le cinéma muet continue de faire salle comble, tant la formule « ciné-concert » est considérée comme un passage obligé mais jouissif dans l’apprentissage du 7e art. L’œuvre de Buster Keaton, « l’homme qui ne rit jamais », a été mise à l’honneur samedi 21 octobre avec la projection de trois pépites du court-métrage américain : The Goat, Malec l’insaisissable en mauvaise traduction française (1921), Neighbors ou La voisine de Malec (1918) et The Frozen North ou Frigo l’esquimau (1922). Le tout sous l’improvisation joyeuse et talentueuse du pianiste Elie Dufour. Voici une nouvelle injonction cinématographique pour tous les hypersensibles enthousiastes !
Un comique tout-terrain
Buster Keaton est sans conteste un surdoué de la flexibilité, dans les deux sens du terme. Fils d’acteurs de cabaret, le cirque et son corps sont ses meilleurs atouts : fait de caoutchouc indestructible (j’assume ma crédulité), Joseph Frank Keaton Junior chute, glisse, joue à la tyrolienne avec des fils électriques et transporte sa fiancée en chevauchant un ami, lui-même sur les épaules d’un autre ami, sans la moindre égratignure. Infatigable introverti, Buster, autrement dit le gars ou le casse-cou dans notre chère langue maternelle, marche constamment et co-réalise ses films avec une recette impayable : le triangle infernal, à savoir l’amoureux introverti mais audacieux, l’amoureuse aimable et souvent crédule, et le grand méchant omniprésent. Ami de l’ombre de Charlie Chaplin et le cousin comique de Harold Lloyd, ces trois piliers du cinéma muet travaillent autant d’arrache-pied pour amuser et instruire le public, mais seul le papa du Kid sera réellement reconnu durablement de son vivant.
Un bourreau de l’art du ridicule
Metteur en scène optimiste, selon les propos du réalisateur Laurent Tirard, lors de sa courte intervention avant la projection des trois courts-métrages, Keaton est un mouvement incessant, une balle à rebond habile, capable de faire une course poursuite un effet boule de neige hilarant tout en provoquant une escapade amoureuse acrobatique. Le pionnier du pince-sans-rire burlesque aime manier le drame comme vecteur du comique, toute violence devient ridicule, tout obstacle patriarcal contre la liberté d’une jeune femme devient franchissable. Quelle que soit la difficulté indiquée, la poésie et la beauté de l’amour battent radicalement la bêtise et l’ignorance humaine. Le comique est au fond à la portée de tous : Buster Keaton reflète l’accumulation des mésaventures d’un être comme une source inépuisable de gags efficaces. La prévisibilité des actes n’enlève rien du pouvoir de faire rire autrui, le comique de répétition se joint gaiement au comique de geste. De même, la solitude physique et sociale de son personnage-type est illustrée comme un joli tremplin à la créativité dans chaque court-métrage : un tape-mouche géant sert de distraction revancharde dans Neighbors, un cheval d’argile permet de se camoufler subrepticement dans The Goat et une raquette à neige fait office de raquette de tennis dans Frozen North. Aussi bien héros qu’anti-héros, Buster Keaton incarne avec perfectionnisme un flegmatique imaginatif désopilant par son mal-être social et sa volonté conquérante terriblement maladroite. Ces défauts nous indiquent également une certaine humilité de l’artiste, une volonté de satire qui prévaut à toute motivation moralisatrice.
En somme, regarder Buster Keaton à l’aide de bobines modernes, rythmé par un pianiste hors pair, ne peut se faire quotidiennement ; mais la portée comique et politique de ce gars est un antidote à tout pessimisme ou toute paranoïa ambiants. La timidité est un bon allié de la témérité, l’impassibilité rejoint avec entrain la tendresse, la vivacité s’entretient aisément avec la solitude. Ainsi, si le monde actuel est toujours aussi absurde que celui de Buster Keaton, alors pourquoi ne pas devenir aussi un acrobate délicieusement saugrenu ?
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