Croquez joyeusement la mort avec Cabu et Reiser !
Pour démarrer 2018 avec une belle outrance, la fine équipe de la Plume a décidé d’écrire collectivement, sous des angles divers, sur un fameux tabou : la mort ! Bonne lecture glauque !
« Je dessine le pire parce que j’aime le beau »[1]. Ces mots, prononcés par Reiser, dessinateur de presse talentueux d’Hara-Kiri et Charlie Hebdo, peuvent résumer à eux seuls la volonté de tout dessinateur digne de ce nom de se moquer de la mort en quelques coups de crayon.
Pourtant, au vu de l’environnement actuel, marqué par une peur assez anxiogène, il serait peut-être bien d’appuyer les propos de ce dessinateur surdoué dans l’art du pire. J’ai donc décidé de m’emparer de ce sujet à travers la lecture de ses dessins mais aussi à travers ceux d’un de ses joyeux amis, Cabu, une autre figure du dessin de presse que tout le monde devrait connaître au vu des événements passés.
Pour cela, il a fallu choisir quelques bons pavés remplis de gags ténébreux en tous genres. Les voici : Reiser à la Une, l’essentiel des couvertures de Charlie Hebdo, Hara-Kiri Hebdo et L’Hebdo Hara-Kiri, préfacé par François Cavanna et présenté par Jean-Marc Parisis, Cabu s’est échappé !, 1000 dessins pour les « échappées » de Charlie Hebdo de 1969 à 2015, préfacé par Bertrand Delanoë et présenté par Riss, actuel directeur de publication de Charlie Hebdo, Les copines, de Reiser et Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, préfacé par Riss. Cet article est donc une injonction enthousiaste à rire de ce tabou, qui ne devrait pas en être un, pour tout le monde, amateurs ou non de satire et d’humour noir, afin d’égayer vos débats entre amis, en famille, ou entre vous et vous-même.
Le dessin macabre : une lutte contre la mort de la réflexion
Jean-Marc Reiser, dit Reiser, et Jean Cabut, dit Cabu, se font connaître au grand public grâce à Hara-Kiri, « journal bête et méchant », fondé par François Cavanna et Georges Bernier, dit le Professeur Choron. Pilier de la presse satirique, le mensuel puis hebdomadaire devient célèbre via la couverture « Bal tragique à Colombey – 1 mort » suite à la mort du général de Gaulle, et l’équipe de Cavanna et Choron saura contrer la censure avec le lancement rapide de Charlie Hebdo, petit frère d’Hara-Kiri, davantage intéressé par l’actualité politique du moment, surtout depuis son relancement en 1992. Mais les ingrédients pour faire rire sont identiques : provoquer les conformistes et passifs de tous poils, lutter contre les symboles en tous genres pour déclencher l’étincelle comique et réflexive, tout en ne se prenant pas au sérieux. Dessiner trois femmes nues, allongées sur une probable plage, qui saluent avec élégance un corbillard est irrévérencieux et tendrement cabuesque, parce que l’on a droit de douter des convenances.
En lisant les traits fabuleusement grossiers de Reiser, on comprend vite que c’est l’absurdité de l’être humain, sa bêtise crasse, la mort à elle seule qui sont visées, tout comme dans les traits plus fins de Cabu, et cet héritage-là se retrouve toujours dans les pages de l’actuel hebdo satirique. Bref, le langage du dessin satirique vise à percuter pour penser avec le sourire, il est simplement cruel envers tout ce qui peut casser la légèreté et la joie. Le pouvoir du dessin est la rapidité et l’efficacité de la transmission de la pensée de l’auteur au lecteur : à travers les œuvres de Reiser et Cabu, la caricature se révèle en tant qu’éclaireur indispensable au journalisme en mêlant avec habileté réalisme et fantaisie, cernant le plus rigoureusement possible l’imaginaire et l’irrationalité de l’époque.
La mort, le principal combat de la satire
Une formule de Cavanna résume également l’éthique professionnelle de tout bon dessinateur de presse : « un bon dessin c’est un coup de poing dans la gueule ». Cabu et Reiser n’ont jamais failli à cela, ils ont déversé avec joie et cruauté leur colère contre la lâcheté, le silence, l’abus et la manipulation à travers des dessins glauques mais jamais gratuits. Leur rire est violent parce que la mort est encombrante pour nous tous, et ce qu’ils cherchent c’est de se faire rire et de nous faire rire.
De plus, la mort est responsable, de diverses manières, du recul de l’écologie, de la lutte contre la guerre, contre le racisme, l’homophobie et le consumérisme… et les dessins de ces deux compères font encore écho à nous, ils continuent à nous interpeller, ce qui est plutôt flippant. La une de Reiser du 16 octobre 1972, présentant un gendarme (ou un policier) frapper la tête d’une femme pour la défendre d’avorter, tout en faisant sortir le fœtus de son ventre, est encore représentatif de ce qui se passe de nos jours.
Mais la peur, c’est le mauvais stress, ça nous avance à rien, il est donc urgent de rire pour extérioriser la peur et se libérer de tous les carcans conformistes et moralisateurs : croquer la mort est une occasion de dénoncer tout ce qui empêche de vivre mieux tous ensemble. Dessiner un chasseur sur le point de se suicider « parce qu’il [ressemble] à un lapin », selon Reiser, est une passerelle pour critiquer la chasse, où l’obsession de tuer un animal pour le rapporter comme un trophée est toujours présent.
En somme, Cabu et Reiser ont su user du pouvoir du rire macabre pour mieux dénoncer la violence sous toutes ses formes ; dans un esprit féroce et corrosif, leurs crayons tendent à rendre minables tout ce qui nous effraie et nous immobilise. Leur humour essaie de nous rendre la vie plus supportable et ce « pas de côté », revendiqué par Gébé, un autre ami de Reiser et Cabu, élargit notre vision du monde et de nous-mêmes, et nous assure qu’il faut jouir et rire pleinement de notre liberté.
[1] Avant-propos de Jean-Marc Parisis dans Reiser à la Une, l’essentiel des couvertures de Charlie Hebdo, Hara-Kiri Hebdo et L’Hebdo Hara-Kiri, Grenoble, Glénat, 2009.
Crédits : Adeile Tyna
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