Acte I Scène 2 – Carnet de bal d’une courtisane
La nuit. Dans le fond, une courtisane abordent les rares passants.
L’APPRENTI – Ces femmes… Elles me dégoûtent. Vendre son corps pour trois billets. C’est abject ! Y’a pas à dire, toutes des salopes !
L’ENCHANTEUR – Es-tu sûr de ce que tu avances là, garçon ?
L’APPRENTI – Évidemment. Elles racolent parce qu’elles n’ont pas un sou et qu’elles sont incapables de branler quelque chose d’autre que des bites. Je vois pas ce qu’il y a de pire que d’offrir son corps au premier venu contre un peu d’argent. Trouvez-vous un travail honnête, merde !
L’ENCHANTEUR – Ton langage, gamin ! Et tu ne t’es jamais dit que cela peut aussi être un choix personnel ? Qu’une femme est tout à fait capable de décider d’elle-même, quelques soit sa condition sociale, de vendre son corps ?
L’APPRENTI, crachant par terre – Bien sûr que non, soit ce sont des femmes pauvres et désespérées qui essayent de se faire de l’argent facile, soit elles sont carrément objetisées par des organisations criminelles qui en tirent profit.
L’ENCHANTEUR – Et que fais-tu du cas de Grisélidis Réal ?
L’APPRENTI – La pseudo-prostituée-écrivaine-gaucho ?
L’ENCHANTEUR – Celle-là même. Cette femme qui a combattu toute sa vie pour le droit des femmes et la dépénalisation de la prostitution.
L’APPRENTI – Ca n’existe que dans les films ça, genre Le nom des gens.
L’ENCHANTEUR – Pourtant ce film est justement inspiré de l’histoire de Grisélidis et d’un de ses romans, Carnet de Bal d’une courtisane.
L’APPRENTI – Ah, vous voulez parler de ce torchon incompréhensible dans lequel elle décrit tous ses clients et donne le détail de leurs pratiques sexuelles préférées ?
L’ENCHANTEUR – Ce livre est loin d’être un torchon ! Il faut le voir comme le récit lapidaire, concis mais surtout authentique des gestes de son métier. Et ce que tu vois comme une activité illégale, elle le voit comme une profession et même au-delà comme une profession d’artisanat. Grisélidis nous parle sans aucun artifice de ce qu’elle appelle un artisanat du sexe, avec ces méthodes et techniques propres, que ce soit dans l’accueil ou dans la prestation fournie.
L’APPRENTI – Ah, parce que foutre des doigts dans le cul de p’tits vieux fripés, pour vous, c’est de la prestation ? Qu’on me fasse pas croire qu’elle était pas désespérée ! Personnellement, si je choisissais de me prostituer de moi-même, j’aurais au moins la décence de coucher avec des personnes un minimum attirantes.
L’ENCHANTEUR – Tu ne te dis pas que c’est peut-être une volonté de sa part ? Qu’elle fait aussi le choix de coucher avec toute sorte d’hommes, sans distinction d’âge, ou encore de couleur de peau et que ce choix est peut-être lui aussi justifié ? Réal faisait de la prostitution un « acte révolutionnaire » mais aussi social. De ce fait, elle avoua même avoir plusieurs clients handicapés moteurs ou encore impuissants, qui plus qu’un acte sexuel cherchaient un moment d’intimité, de complicité avec une femme, chose qui leur était impossible en temps normal. Pour elle, la prostitution était une sorte de vocation qui se traduisait par un amour de l’humanité poussé jusqu’à ses retranchements, la misère sexuelle. Je vois assez difficilement de cause plus noble que la sienne.
L’APPRENTI – Même si je n’adhère absolument pas à votre opinion, je la comprends. Mais j’ai du mal à voir en quoi elle est malgré tout considérée comme une grande écrivaine. Une grande femme passe, mais écrivaine… pourquoi ?
L’ENCHANTEUR – Je dirais parce qu’elle met en forme les marges du réel. Elle arrive à nous parler sans tabous d’un des sujets qui encore aujourd’hui fait le plus polémique et nous fait réfléchir par la même occasion sur les conditions mais aussi les volontés des travailleurs sexuels. Grisélidis nous permet de dépasser les préjugés inhérents à sa profession et de voir que chaque choix peut être motivé et doit de fait être respecté. Et puis, il faut avouer qu’elle a un style très particulier, avec un vocabulaire non académique comme diraient certains, et c’est directement lié à sa pratique professionnelle. Grisélidis a toujours admis qu’il y avait une part de sordide dans son activité, d’où son utilisation de mots extrêmement crus dans ses textes, et d’un ton si violent, parfois scatologique même. Pour autant, il y a, je trouve, une sorte de lyrisme dans ses textes. Pas le lyrisme habituel, je te l’accorde, mais une poésie clinique, un peu comme Perec dans L’infra-ordinaire, notamment avec sa « tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze ». Une poésie de l’hyper-réalisme qui permet, il me semble, de mieux saisir les enjeux de la prostitution que la plupart de ses autres représentations, qui sont bien trop souvent dans une condamnation de la pratique. Au final, l’écriture de Grisélidis permet d’offrir enfin un contre-point textuel à la critique.
L’APPRENTI – Il n’empêche que si la prostitution a autant de détracteurs, c’est qu’elle est source de bien des problèmes, non ?
L’ENCHANTEUR – Bien sûr qu’il y a des problématiques inhérentes à cette pratique, telles que les conditions de travail des prostituées ou l’aspect éthique et moral, mais finalement, avant de s’inquiéter pour le plus vieux métier du monde, ces fameux détracteurs feraient bien de s’intéresser à des questions vraiment préoccupantes au sein de notre société. Comme disait Romain Gary, « une fille qui se fait payer pour ouvrir ses cuisses au peuple me paraît une sœur de charité et une honnête dispensatrice de bon pain lorsqu’on compare sa modeste vénalité à la prostitution des savants prêtant leurs cerveaux à l’élaboration de l’empoisonnement génétique de la terreur atomique ».
L’APPRENTI, regardant une des femmes du coin de l’œil – Comme toujours, vous arrivez à venir à bout de toutes mes réticences, je ne sais plus que dire, maître !
L’ENCHANTEUR, lui tendant un billet – Alors ne dis rien et va profiter de cette douce nuit d’été. Tu es trop jeune pour passer la soirée avec un p’tit vieux fripé !
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