Acte II Scène 1 – Les Nuits Fauves
L’APPRENTI toquant à la porte du bureau de L’ENCHANTEUR.
L’ENCHANTEUR – Entre mon jeune ami !
L’APPRENTI, ouvrant la porte – Pourrais-je m’entretenir quelques minutes avec vous ?
L’ENCHANTEUR – Assieds-toi donc ! Qu’est-ce qui t’amène ?
L’APPRENTI – Un jour vous m’avez demandé s’il valait mieux continuer à vivre ou se donner la mort directement si l’on apprenait que nos jours étaient comptés. Je crois que j’ai trouvé la réponse…
L’ENCHANTEUR – Quelle est-elle ?
L’APPRENTI – Je vivrais. Je vivrais comme je n’ai jamais vécu. Je vivrais tout, je découvrirais tout, je ressentirais tout.
L’ENCHANTEUR – Et d’où te vient une telle énergie, une telle conviction soudainement ?
L’APPRENTI – J’ai regardé un film. Les Nuits Fauves, de Cyril Collard. Je crois que rarement un film ne m’a autant fait réfléchir. C’était un bref moment de dévoilement. Je n’arrive pas vraiment à mettre des mots sur ce que j’ai ressenti en le regardant, mais c’était, je pense, une expérience formatrice nécessaire dans mon développement personnel. Cette soif de vivre à tout prix qui anime Jean, le personnage principal, cette rédemption qui lui est offerte par la maladie, ça m’a profondément touché.
L’ENCHANTEUR – Peux-tu m’en dire plus sur le film en lui-même ? Je reconnais n’en avoir jamais entendu parler.
L’APPRENTI – Eh bien, Les Nuits Fauves, c’est un film, adapté du roman autobiographique du même nom et du même auteur. C’est l’histoire de Jean, qui n’est autre que l’homologue de Cyril Collard et qui est joué par ce dernier, dans une mise en scène de sa propre vie. Il est séropositif. Malgré la peur que lui insuffle en permanence la maladie, il tombe amoureux. De deux personnes. D’un côté, Laura, mineure à leur rencontre avec qui il vivra une relation passionnée, un peu trop même, jusqu’à la folie. De l’autre côté, Samy, jeune homme qui se cherche et tente par tous les moyens de donner, si ce n’est du sens, un peu de couleur à sa vie monotone. Et tout au long du film, il oscillera entre ces deux pôles d’attraction.
L’ENCHANTEUR – Je vois mieux. Mais qu’est-ce qui t’a tant marqué dans ce film ?
L’APPRENTI – Le rapport à la mort je pense. Ces trois personnages ont tous une relation à la mort diamétralement opposée. D’un côté, on a Laura, qui est prête à mourir par amour pour Jean. Prête à perdre la vie, prête à perdre la raison, prête à devenir séropositive. Elle est comme l’allégorie de ce fameux poème de Shakespeare, “Il aimait la mort, elle aimait la vie”. Elle est à la fois une pleureuse moderne et la porte ouverte, l’échappatoire de Jean face à sa propre mort. De l’autre côté, on a Samy qui provoque la mort par tous les moyens afin de ressentir ne serait-ce qu’un soupçon de vie. Il est jeune, beau, intelligent, mais rempli d’une colère grondante contre un père absent, un système injuste et une sexualité qu’il ne sait définir ni comprendre. Enfin, au centre, tel un noyau autour duquel graviteraient des électrons, Jean, séropositif qui fait tout pour oublier la maladie. Voire la surpasser, la transcender et s’en affranchir. C’est d’ailleurs ce que représente de manière métaphorique sa voiture rouge, véritable bolide dans lequel il fonce à travers la ville obscurcie par l’ombre de la mort. Il est à la fois coupable et victime vis-à-vis de la mort. Coupable de cacher sa maladie à Laura, alors même qu’ils ne se protègent pas, mais victime de cette maladie incurable.
L’ENCHANTEUR – Mais ne penses-tu pas que ces visions de la mort sont biaisées ou du moins restrictives par le fait que le film est autobiographique ?
L’APPRENTI – Non, justement. À mon sens, c’est parce que le film est autobiographique que les différentes perceptions de la mort sont d’une réalité et d’une sensibilité sans pareil. Enfin, je veux dire, évidemment que nous sommes dans la subjectivité, j’irais même jusqu’à dire la subjectivité fauve, celle qui se base sur l’instinct, sur la brutalité, mais cette forme d’animosité n’est pas mise en scène, elle est véritable et inhérente à une société en pleine quête d’identité, celle des années 1980-1990. Laura, Samy et Jean ne sont pas les exacerbations allégoriques des différentes perceptions de la mort que connaît Cyril Collard, mais représentent plutôt une petite partie de la palette chromatique qui constituerait un tourbillon au cœur duquel on pourrait admirer l’entremêlement fugace des couleurs afin de former un tout représentatif de leur génération.
L’ENCHANTEUR – Tu t’emballes sur ce sujet mon garçon, je ne t’ai jamais connu un tel lyrisme. Mais, si je comprends bien, tu considères que les trois façons d’appréhender la mort qui sont présentées dans le film ne sont qu’une infime partie des expériences que l’on peut avoir de la mort ?
L’APPRENTI – Oui c’est ça !
L’ENCHANTEUR – Mais cela veut dire que tu considères la mort comme étant représentative de cette génération ?
L’APPRENTI – Non, je dirais plutôt qu’elle est représentative des nouvelles expériences que l’on a de la mort à cette époque. Avec la découverte d’une menace mortifère durable telle que le sida, une nouvelle problématique voit le jour, comment cohabiter avec la mort ? C’est ce que cherche à nous montrer Cyril Collard dans son film. Qu’on peut toujours vivre, même lorsque l’on est rongé de l’intérieur, et qu’au contraire, c’est au moment où l’épée de Damoclès se trouve au-dessus de nous que l’on doit se libérer de toutes les contraintes morales, financières et amoureuses pour profiter de nos derniers moments et ne rien avoir à regretter. Ce film représente tellement de choses, tellement de couleurs superposées. Il est une rébellion envers la fatalité, un défi face à la maladie, une ode aux relations humaines et leur complexité, leur beauté. Un appel aux amours coûte que coûte. C’est un hymne à la volonté de vivre, et cela m’a ému.
L’ENCHANTEUR, se levant pour prendre L’APPRENTI dans ses bras – Je suis fier de toi. De voir que ce film t’a permis d’acquérir une certaine maturité. De découvrir une part plus sensible de ta personnalité, prête à se noyer dans les nuits fauves.
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