Le Bel Bâ (Conte)
Aujourd’hui, un conte…
Il était une fois,
Dans une contrée que je vous ai déjà contée,
Quatre dames en lesquelles il faut avoir foi.
Celles-ci, déjà vous les ai-je présentées.
Peut-être les avez-vous déjà rencontrées.
En tous les cas, laissez-moi vous en parler de nouveau :
Dame Aeu, mère de l’eau ;
Dame Iar, mère de l’air ;
Dame Fuane, mère des bêtes ;
Dame Folre, mère du végétal.
Aujourd’hui, notre sujet est l’animal.
En son règne, en son vivant original,
Ou originel, comme il vous plaira.
Dame Fuane est mère comblée
Car, regardez combien d’enfants il lui est né.
Dans leur toile s’abritent les araignées,
Dans les bois courent, rampent, grimpent mille vies,
Dans les eaux nagent et se cachent mille grands et petits,
Dans la terre creusent et se dissimulent autant d’êtres
Que dans les nids des frênes, des chênes et des hêtres.
Sur le sable, sous les pierres, au creux de l’herbe.
Il existe autant de déclinaisons de l’animal que de paysages.
Et Fuane porte tantôt le plumage,
Tantôt la crinière.
Sa fierté aimante n’a point de barrière,
Tant elle s’émeut d’amour
Pour chacun, et je vous dis bien chacun,
De ses enfants qui s’ébattaient dans l’autour.
Et chacun avait connaissance
De leur mère aimante et de leur naissance.
Ainsi tous pensaient à elle, l’adoraient
Et prenaient d’elle conseils et mots.
Mais ceci était cas avant les grands maux
Qui frappèrent Terre et Ciel en pareille démesure.
Vous souvenez-vous de la querelle d’Iar et d’Aeu ?
De leurs violences mises en confrontation ?
Du cirque de leurs forces comme cataclysme ?
De leur égoïsme et aveuglement
Qui frappa Folre, Fuane et leurs enfants ?
Cet événement arriva si tôt dans ce monde
Que ce fut pour eux la première expérience
De la disparition d’une vie.
Partout à travers la Terre,
L’abondance était maître.
Les enfants de Folre nourrissaient ceux de Fuane
Avec bonté, sans qu’aucun ne se damne.
L’apprentissage de leur vie
Était celui-ci.
Parfois les nouvelles pousses
Formaient mécontentement en leur bouche.
Alors les vieilles souches,
Nervurées par les années et la mousse,
Grondaient avec bienveillance
Leur descendance.
« Nous sommes le présent
Qu’offre Mère à sa sœur.
Comprends-tu, mon enfant,
Le présent et les heures ? »
Oui, ce peuple était, et reste aujourd’hui,
Caractérisé par sa générosité et son talent
À donner sans compter recevoir.
À offrir fruits, fleurs, branches, sans efforts.
Sans jamais grincer de plainte dans leur écorce.
Ainsi toutes bêtes, insectes, oiseaux
Ne manquaient jamais
Sans pour autant se servir de trop.
Quant à lui, le peuple animal,
Avait hérité de plus d’orgueil et de douleur à l’âme.
Car quand déferlèrent les immenses vagues,
Quand le sol se craquela,
Quand les vents rêches balayèrent les étendues,
Aucune de leurs prières ne fut entendue.
Ils supplièrent, appelèrent.
Alors qu’ils manquaient d’air, sous la force des tempêtes.
Alors que les courants les échouaient sur le sable.
Alors qu’arbres se brisaient sur eux,
Alors que sous leurs yeux
Parents, amis, enfants disparaissaient.
Leur souffrance leur donna une voix
Qu’ils utilisaient pour invoquer reines et rois.
Mais trop petits, ils étaient
Pour que leurs cris atteignent l’oreille des entités.
Le loup hurlait et le hibou hululait à Lune son désespoir.
L’oiseau et la cigale chantaient leurs mélopées fatiguées à Soliel.
Le chien courait et aboyait après ses fantômes.
Le serpent sifflait en s’immisçant dans les cicatrices du sol.
Le lion rugissait sa colère à son miroir.
Et le cerf bramait ses litanies dans les forêts se vidant de vie.
Un en particulier faisait entendre sa voix plus fort que tous les autres.
Plus fort que la nature et ses hôtes.
Ce cerf-là avait rassemblé grâce à ses cris
Une horde plus imposante chaque jour.
Au départ, biches, faons et cerfs
Se pressaient autour.
Bientôt, d’autres animaux vinrent :
Prédateurs, proies, solitaires
Tous venaient pour se taire.
Pour écouter ce noble corps.
Car pour lui, la litanie était devenu un tort.
Il avait des jours durant
Chercher son âme jumelle et sa fille
Dans les forêts sombres et vides.
Il avait pleuré son âme jumelle et sa fille
Dans les forêts sombres et vides.
Écorchant ses bois contre les écorces.
Épuisé, il avait perdu foi et force.
Il avait perdu voix et vie.
Puis un matin, il avait tourné ses naseaux
Vers Soliel, vers l’idée de sa mère, vers le haut.
Et soudain délesté des pleurs,
Il se mit à détester les heures
Il vit naître colère
Qui engendra la vengeance.
Il fallait ne plus être faible,
Et ne plus courber l’échine
Devant la fatalité due à Iar et Aeu.
Qui étaient-elles pour eux ?
Qui étaient-ils pour elles ?
Qui étaient-ils pour Mère ?
Où était Mère pendant que tous souffraient ?
Pendant que ses sœurs leur offraient mort et chagrin ?
Ce cerf-là se nommait Bâ
Et possédait la voix la plus grave
Ainsi que la ramure la plus impressionnante qu’aucun autre ne portât.
Imaginez des bois qui effleuraient les branches,
Qui se confondaient avec les arbres,
Lorsqu’il sortait de la lisière d’une forêt.
Alors les autres animaux l’appelèrent le Bel Bâ.
Il fut leur fédérateur.
À ses côtés, chacun faisait reculer ses peurs.
Il leur montra le langage universel,
Que tout pouvait se comprendre,
Que tous les mots pouvaient se prendre,
Que tous devaient oublier leurs différends,
Pour marcher à ses côtés jusqu’aux confins du levant.
C’est ainsi que le Bel Bâ quitta sa forêt natale
Avec une horde multicolore d’âmes.
Ils le suivaient vers Soliel sous la lumière de Jour.
Et souvent, ils croisaient d’autres animaux
Alors Bel Bâ s’adressait à eux, les bois hauts :
« Rejoignez-nous.
En notre sein, il n’y a nul fou.
Seulement vos frères et vos sœurs
Marchant vers notre mère et son cœur,
Réclamer justice,
Réparation des préjudices.
Réclamer explications,
Réparer cette horrible conclusion
Qu’ont désormais nos vies
Ainsi primera notre voix et avis. »
Et tous les rejoignaient
Laissant les forêts, les plaines, la terre,
Vides de tous ses êtres.
Tous confiant leur avenir
En Bel Bâ et ses dires.
Celui-ci avouait son ignorance
Quant à la destination de leur errance,
À tous ceux qui le lui demandaient.
Leur marche ne devait point les mener
Vers un lieu, un espace, une entrée.
Mais vers leur Mère
Qui quelque part sur Terre devait, elle-aussi, errer.
En effet, chaque être vivant
Savait, depuis l’enfance et son temps,
Que jamais loin, elle marchait.
En tout cas, c’est ce qu’on leur contait.
Oui, chacun savait l’histoire de Fuane La Vagabonde.
Quelques-uns l’avaient déjà aperçue dans le monde.
Les plus vieux de chaque tribu
Pouvaient raconter aux plus jeunes sous quelle forme ils l’avaient reconnue.
Fuane ne quittait que rarement la Terre
Sur laquelle vivaient ses enfants.
Toujours en mouvement,
Elle se déplaçait de désert en marécage,
De paysage en paysage,
De forêt en forêt,
De plaine en plage.
Son apparence était si changeante
Qu’on pouvait entendre les vieux sages animaux
Se disputer quant à sa description.
Pourtant, Fuane affectionnait en particulier
Une forme née de plusieurs mélanges.
Cette horde riche d’une extraordinaire diversité,
Et dont on ne pouvait plus le nombre compter,
Voyageait depuis assez longtemps
Pour que certains commencent à oublier
Leur départ, le lieu où ils étaient nés.
Mais aucun n’oublia la raison de leur départ.
Car lorsque Bel Bâ bramait,
Une force galvanisée tous les animait.
Cette force d’espoir de faire reculer la mort,
Les blessures du corps
Et celles de l’âme
Avec toutes ses alarmes.
Et un jour, semblable en tous points à tous les autres,
Ils rencontrèrent une nouvelle chose
Qui assura d’autant plus leurs pas.
Niut, qui après sa chute due au conflit d’Iar et d’Aeu,
Ne connaissant rien de sa naissance,
Avait cru devoir devenir une ombre florissante.
Et s’était alors glissée sous et dans les arbres,
Dans les fleuves et sous les rochers.
Avant d’arriver devant ces milliers de voyageurs,
Elle s’était déjà accrochée à quelques animaux.
Elle s’arrêta, hésitant un instant
Avant de s’emparer de chacun d’eux.
Ainsi Bel Bâ crut y voir un signe.
Face à ses yeux fiers,
Son peuple avait une nouvelle parure.
D’ombres, ils étaient désormais vêtus.
Alors oui, il interpréta cela comme un signe favorable
Pour leur pèlerinage.
Comme un nouveau pouvoir,
Don d’une divinité en laquelle il fallait désormais croire.
Quittons les un court instant.
Car au même moment,
Iar et Aeu étaient jugées
Par Lune et Soliel.
Et que peu après, Jour fut envoyé
À la rencontre de Niut
Pour lui rendre sa place due.
En effet, Soliel et Lune aperçurent sur Terre
Cette ombre grandissante et fière.
Ils virent aussi les enfants de Fuane la Vagabonde,
Cette horde féconde.
Les deux entités prévinrent la Dame,
Que ses êtres étaient en voyage.
Alors, imaginez-vous
Tout d’abord qu’il y eut une accalmie prodigieuse.
Et même si le peuple de Bel Bâ explosa en fête joyeuse,
Leur marche ne s’arrêta pas pour autant.
Des accalmies, déjà, il y avait eu.
Et jamais, elles n’avaient duré.
Ensuite, figurez-vous qu’à l’exact même moment
Où Jour rencontra Niut,
Fuane sortit d’une lisière
Que Bel Bâ s’apprêtait à franchir.
La magie fracassante de cette vision
Bouleversa ce noble animal
Qui voyait sa mère pour la première fois.
D’un pas lent, elle avait dépassé les derniers arbres.
Et elle aussi portait des bois.
Bien plus majestueux encore que ceux de Bel Bâ,
Ils se confondaient avec de jeunes arbres.
Car recouverts de plumes colorées semblables à des feuilles.
De taille, elle dominait tous ses enfants
Et ses yeux dorés transperçaient chacun d’eux jusqu’au sang.
Elle avait choisi de leur apparaître sous sa forme préférée ;
Sa gueule de louve fière aux yeux d’amour mordorés
Portant ces bois lourds de présence et de l’essence même de la beauté,
Sublimait son corps fin et souple.
Une queue en panache faite de plumes traçait l’air dans son sillage,
Alors que les trois griffes de ses pattes s’enfonçaient avec douceur dans la terre meuble.
Pour la première fois depuis leur départ,
La horde entière était entrée dans un silence rare.
Entre la crainte et le respect,
Dans l’attente d’une définitive paix.
Le Bel Bâ ne bougea pas,
Ce fut Fuane qui vers lui avança.
Lentement, sans impatience aucune.
Alors qu’à des centaines de forêts de là,
Jour prenait la main de Niut.
Celle-ci quittant la Terre,
Toute ombre disparut.
Les voyageurs se retrouvèrent alors nus.
Dépossédés de leur double,
Leur échine se hérissa d’une peur viscérale ;
Cette perte sonnait comme un nouveau présage
De malheur et de désavantage.
Fuane arriva face au Bel Bâ,
Huma l’air vif et parla
Avec la douceur d’une mère.
Mais son ton vibrait de colère :
« Arrogance.
Je sens votre arrogance.
Restez silence.
Je suis Mère de chacun
Et aime chaque et un.
Oui, j’entends vos douleurs,
Vos colères et pleurs.
Pourtant comment pouvez-vous penser
Que vôtre est l’éternité ?
Que vôtre est pouvoir de défier nous, Entités ?
De défier destin ?
De défier vie et déclin ?
Peur, douleur, colère restent émotions.
Émotion fait vie.
Vie est cycle.
Cycle est vie.
Comprenez-vous ?
Perte et mort
Sont chemins desquels jamais l’on sort.
Acceptez. Vivez.
Ainsi, vous nourrirez enfants de ma sœur
Qui vous nourrissent à leur tour sans peur.
Ainsi, vous laissez paysages et temps
À vos enfants et descendants.
Ainsi, vous deviendrez souvenirs
Dans certains rires, soupirs, et certaines ires. »
Elle les regarda tous de nouveau,
Les sentit tous de nouveau,
Les comprenant,
Les aimant,
Telle la mère originelle qu’elle était.
Sa gorge pourtant, d’irritation, gonflait.
Et sa voix fut plus grave, dissimulant moins son courroux :
« Je suis Mère de chacun
Et aime chaque et un.
Néanmoins je dois punir
Orgueil, suffisance, arrogance !
Vous gardez votre voix,
Mais pour soi.
Vous serez compris dans votre propre race,
Dans aucune autre votre voix aura place.
Vite, d’essayer, vous serez las.
Alors, enfants, pas de lutte. »
Tous frémirent et essayèrent de s’exprimer.
Mais comme Fuane l’avait prédit avec fermeté ;
Ils ne se comprenaient plus.
Des cris en cacophonie explosaient de toute part,
Mais rapidement, le léger brouhaha se tut.
Laissant la Mère fixer Bel Bâ,
Qui blessé dans sa fierté,
Avait incliner son encolure.
« Toi, enfant aux bois,
Toi que l’on nomme Bel Bâ,
Jamais pareille entreprise tu ne recommenceras.
Pour te souvenir,
Pour que tes petits aient le souvenir,
Ainsi que leurs descendants,
Tu perdras tes bois une fois l’an.
Un fois l’an, tu perdras arrogance
Et apprendras humilité, perte et renaissance.
Maintenant, va mon enfant.
Maintenant, allez mes enfants.
Retrouvez vos terres
Et laissez ici vos colères. »
Ainsi chacun retrouva son nid,
Sa rivière et son lit.
Sa forêt moussue
Et sa plaine nue.
Le Bel Bâ, lui, erra solitaire.
La marque de l’échec se revivait tous les ans.
Mais à l’orée de la forêt où il avait rencontré sa mère,
Il avait laissé ses premiers bois dont il était si fier,
Avec son arrogance et sa colère.
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