Créer et informer : Edward S. Curtis et les Indiens d’Amérique du Nord
« Qu’est-ce que la vie ?
C’est l’éclat d’une luciole dans la nuit.
C’est le souffle d’un bison en hiver.
C’est la petite ombre
Qui court dans l’herbe
Et se perd au coucher du soleil. »
Crowfoot, chef blackfeet du 19e siècle.
Accepteriez-vous de vivre dans une réserve sous prétexte que vos ancêtres ont dû faire profil bas face à des êtres dits « civilisés » ? De subir un chômage et un alcoolisme omniprésents dans votre lieu de vie alors que le reste des habitants de votre société jouit de conditions de vie nettement moins fragiles ? C’est ce que vivent actuellement les descendants des Indiens d’Amérique du Nord aux États-Unis. Être un Native American ne porte pas vraiment chance socialement parlant.
Un photojournaliste et ethnologue d’un autre temps a envisagé avec sérieux la fin de vie inhumaine de cette civilisation. Son nom ? Edward Sheriff Curtis, un autodidacte fasciné par ces personnes vivant en spiritualité avec la nature, victimes d’un génocide qui semble encore mal enseigné de nos jours. Pour combler ces lacunes, mes yeux ont plongé dans trois anthologies : Pieds nus sur la terre sacrée ; Les Indiens d’Amérique du Nord : les portfolios complets ; enfin, Paroles indiennes : textes indiens d’Amérique du Nord. Les photographies, ou du moins des photos un peu maladroites des belles photographies de Curtis, sauront mieux vous interpeller que mes écrits. Mais il faut vous donner quelques pistes pour vous donner un aperçu.
Un photojournaliste sensible et avide de savoirs
Né en 1868, Edward Curtis connaît le massacre de Wounded Knee en décembre 1890. Face à cette date sinistre qui marque le début du déclin de la culture indienne, le jeune Edward, fils d’un prédicateur qui voyage fréquemment, décide de créer son propre appareil photographique et cherche à mieux connaître les Indiens, quelle que soit leur tribu. De 1896 à 1930, il parcourt toute l’Amérique du Nord sans relâche, du Mississippi jusqu’à l’Alaska pour éviter le pire : l’oubli total de l’existence des Indiens d’Amérique du Nord. La photographie devient donc le moyen essentiel pour immortaliser le plus rapidement et le plus efficacement possible « une race en voie d’extinction », d’après ses mots.
Ce travailleur acharné et passionné souhaite établir une vaste documentation sur la vie traditionnelle des tribus indiennes en voie de disparition, en rédigeant tout en photographiant le plus possible l’histoire et la vie de toutes ces tribus. D’après Hans Christian Adam, Curtis étudie avidement « la langue, l’organisation sociale et politique, les coutumes religieuses, les conditions de l’habitat, l’approvisionnement et la préparation de la nourriture, le milieu géographique, les jeux, la musique, les danses, les vêtements, les poids et les mesures, les mœurs et coutumes à la naissance, le mariage, la mort (…) mais son apport essentiel concernait les thèmes de la mythologie et de la religion des Indiens, jusqu’alors peu exploré. » Il a débuté sa carrière scientifique et photographique bien après le début de la mise en place des réserves, là où les Indiens essaient de survivre suite aux guerres provoquées par les colons. La sous-alimentation, les persécutions et les maladies européennes sont les autres causes de ce processus d’extinction.
Curtis choisit donc de publier ces photographies « pour le bénéfice des générations futures », avant que la déportation et l’extermination ne finissent par réduire considérablement la population indienne pour qu’elle n’occupe plus que de maigres espaces dans des réserves. Au début du XXe siècle, la population indienne est de 250 000 personnes, aujourd’hui elle dépasse les 2 millions. À cette période, le photographe, aidé par plusieurs scientifiques à ses débuts, se fera progressivement accepté par l’ensemble des tribus. Ces dernières approuvent vivement ce projet afin de ne pas perdre toute leur transmission orale éducative et mystique.
Relativement connu au début du XXe siècle, son travail sera pourtant rapidement ignoré dans les années 1930. Tous ses voyages, ses recherches ethnographiques vont aboutir à une œuvre considérable : The North American Indian. Soit 20 portfolios qui accompagnent 20 volumes de textes afin de garder et de diffuser durablement le témoignage d’une civilisation mourante. La reconnaissance de ses 40.000 clichés pour l’Histoire et la mémoire des Indiens ne se fera qu’aux années 1970. 2200 photogravures seront publiées sous forme encyclopédique, soit 20 volumes diffusés en 500 exemplaires seulement. Le coût de publication est élevé, d’autant plus que Curtis ne souhaite pas une diffusion de masse. Un détail à saisir toutefois : la date des photos correspond à celle des copyrights et non à celle des prises de vue.
Un artiste-scientifique assumé
Malgré les coûts exorbitants de ses périples, et malgré le soutien peu efficace et surtout hypocrite du président Théodore Roosevelt, Edward Curtis utilise tous les moyens possibles pour aboutir à ses ambitions : saisir pleinement toutes les dimensions de la vie des Native Americans en enregistrant 75 langues et dialectes et plus de 10 000 chants, tout en faisant des études de linguistique et surtout en filmant les Indiens, notamment la Danse du Serpent des Indiens Hopi.
Un point négatif à relever : jouer l’ethnographe et le cinéaste n’est pas un projet habile et compréhensible, c’est ce qu’il essaiera de faire en réalisant un film muet, Au pays des chasseurs de têtes, où la fiction et le romantisme dépasseront largement la réalité, ce qui lui vaudra des critiques. Accompagné de 17 collaborateurs, dont un interprète et son indispensable bras droit William E. Myers, sténographe et phonéticien, Curtis se focalise sur l’esthétisme de ses prises de vue, en prenant sur le vif ses nouvelles rencontres. Son principal but étant de montrer les Indiens tels qu’ils étaient au XIXe siècle, il sait que son entreprise est plus que laborieuse, la civilisation américaine prend très vite la place des us et coutumes des Indiens. L’ethnographe photographe cherche à illustrer l’esprit à la fois pacifiste et belliqueux des différentes tribus, ainsi que leur attachement à leurs traditions ancestrales et leur profond respect de la nature, complètement créée par le Grand Esprit.
En bannissant la caractérologie (la mode soit disant scientifique de l’époque qui se basait sur la physionomie pour en tirer des préjugés sur un type de caractère), Curtis devient un portraitiste talentueux, donnant un visage tout simplement humain et digne de ses poseurs naturellement photogéniques. Sa sensibilité artistique se manifeste dans l’articulation du flou et du net, le sens du détail et le jeu de la lumière et de l’ombre. La sérénité et la détermination semblent se lire dans de nombreux regards. Les Indiens, contrairement à ce que pouvait penser l’opinion publique américaine, ne se considèrent pas comme des sauvages à partir du moment où chaque élément de la nature est conservé et respecté. C’est « l’homme poilu de l’Est » qui a rendu la terre sauvage selon Luther Standing Bear, chef sioux oglala.
Ces antimatérialistes arborent des costumes artistiques pour incarner des personnages mythiques lors de cérémonies, ou pour mieux soigner les membres des tribus. Le temps et l’argent ne valent rien, Curtis cherche à prouver aux Occidentaux que leur « supériorité » est un leurre, ces derniers étant de simples intolérants. La postérité de Curtis ayant été trop tardive, de nombreux westerns ont malheureusement réussi à nous pourrir le cerveau de clichés navrants sur les tribus indiennes (bannissez le ugh, ça n’existe pas).
Edward Curtis s’attache énormément à la qualité de ses photographies : la photogravure est un excellent moyen pour corriger quelques erreurs, mais aussi pour éclaircir ou assombrir certaines zones. En refusant de montrer les Indiens uniquement dans les réserves, il donne à voir une vision idéaliste voire romantique des Indiens, illustrés en tant qu’individus solidaires, fraternels, forts et pacifiques. Voici des exemples pour vous inciter à lire ce pavé qu’est The North American Indian : des styles peuvent se perdre comme le style aborigène chez les Hopi, des femmes de cette tribu ont su inventer les macarons de la Princesse Leia ; les femmes oglalas peuvent être des cavalières. Bref, on ne peut homogénéiser ces tribus vivant dans 8 régions aux climats et aux géographies différentes.
Ainsi, Edward S. Curtis, photographe, ethnographe et artiste engagé, a su réaliser son vaste projet : parvenir à diffuser à un petit public une image des Indiens d’Amérique tels qu’ils vivaient au XIXe siècle. Bien que son œuvre ne soit pas diffusée aux quatre coins du monde, ce regard indispensable sur une civilisation encore chancelante aujourd’hui revient à questionner notre capacité d’ouverture face à différentes formes de vie, différentes philosophies qui se moquent du consumérisme et du matérialisme de notre monde quotidien. Comme le disait le chef sioux hunkpapa Sitting Bull, à propos de nous, « l’amour de posséder chez eux est une maladie ».
Voici donc votre to-do list culturelle, lire les 3 anthologies suivantes :
- Pieds nus sur la terre sacrée, photos de notre ami Curtis et textes rassemblés par T.T. Mc Luhan, éditions Denoël
- Les Indiens d’Amérique du Nord : les portfolios complets, introduit par Hans Christian Adam, éditions Taschen
- Paroles indiennes : textes indiens d’Amérique du Nord recueillis par Michel Piquenaud, Albin Michel, collection carnets de sagesse.
Très bon article, merci!