Only lovers left alive : des vampires qui nous font du bien
« On peut ressentir une idée comme on ressent une émotion. ». Neuf ans après avoir prononcé cette formule artistique, Jim Jarmusch crée un petit bijou dans le cinéma indépendant, l’incroyablement nommé Only lovers left alive. Fidèle dans sa conception de l’art et de la vie, le réalisateur new yorkais prend soin de ses vampires, à l’inverse des blockbusters mêlant avec une simplicité navrante amour et globules rouges. Voici donc une première critique cinématographique horriblement enthousiaste qui doit se lire comme une injonction cinématographique, tout particulièrement adressée pour les idéalistes mélomanes.
Sous le son de la guitare de Sqürl, le groupe de musique de Jarmusch, un ciel étoilé tourne lentement et se fond progressivement en un vinyle qui libère immédiatement la voix planante de Madeline Follin. Funnel of Love, l’entonnoir de l’amour, enveloppe et transporte deux vampires aux noms faussement présomptueux : Adam et Eve, incarnés par Tom Hiddleston et Tilda Swinton. L’un vit à Detroit, ville industrielle vidée et délabrée, l’autre à Tanger, ville touristique apaisante et vivante. Ils sont inséparables et pourtant ils ne se sont plus vus depuis un certain temps, tant leurs personnalités entrent en conformité avec leurs villes d’adoption respectives : Adam est un rockeur américain talentueux mais discret, Eve vit avec des centaines de livres sa vie marocaine, traînant dans le port ou dans le café Mille et une nuits en compagnie de son grand ami Christopher Marlowe. Interprété par John Hurt, le célèbre dramaturge a été, selon Jarmusch, le réel auteur de certaines des œuvres de Shakespeare.
Renouveler pour mieux aimer
Malgré le rapport au temps extraordinaire du couple, le renouvellement est un défi sentimental et philosophique aussi viscéral que la coexistence avec les « zombies », nom donné aux pauvres mortels incultes que nous sommes. Adam et Eve veulent vivre éternellement un amour simplement fusionnel. Rares sont les films qui parviennent à narrer des couples de façon si sincère et authentique, on pourrait presque dire qu’ils sont des nôtres. Ils se savent dépendants l’un de l’autre mais conservent une indépendance sereine, les éclats ne sont pas présents, les tensions peuvent monter dangereusement sans toutefois finir dans un pathos désolant, il en va de même pour les moments heureux. Rien n’est exagéré dans cette relation amoureuse, chaque instant de vie est vécu profondément. Ce sont des êtres un poil snobs mais surtout assoiffés de savoir, chaque mot peut faire rebondir à une théorie ou un postulat scientifique ; ils aiment s’improviser biologistes, électriciens, écologistes, astrophysiciens ou historiens avec un talent déconcertant.
En fait, cette histoire est aussi une vision poétique de la capacité du renouvellement artistique. Comment créer de la beauté quand on est condamné à survivre ? Face au délabrement de sa ville et au comportement décevant de ses voisins mortels, Adam déprime, comme si la dépréciation de l’esthétisme dans le monde était finalement le plus grand des crimes. Pour autant, cet ancien ami de Schubert et de Wollstonecraft est un être prolifique attaché au climat glauque et gothique qui embellit sa musique et les nuits de Detroit. Quant à Eve, nettement plus optimiste, elle décide de quitter son cocon pour soutenir son âme sœur un poil trop ours : la légèreté, la danse, l’étonnement au monde semblent être les trois mots d’ordre de cette femme ayant adoré le temps des Inquisitions. Par ailleurs, le parallèle de leurs maisons est un miroir visuel de la complémentarité de ce couple : chacun vit dans un grand désordre élégant qui ferait rêver n’importe quel étudiant réticent à tout rangement. Chaque meuble est décoré par la musique ou la littérature, leurs goûts semblent intemporels, comme si le gothique épousait l’architecture arabe pour donner un environnement toujours plus mystérieux et séduisant.
Composer pour mieux signifier
Toutes ces réflexions se trouvent amplifiées par la bande-son géniale du film : Jozeph Van Wissem et Jim Jarmusch offrent au spectateur une composition musicale vibrante, quasi obsédante. La voix de Eve entre en osmose avec les guitares de Van Wissem et Jarmusch dans un poème mélodieux « The more she burns the more beautifully she glows » : vivre ne peut se faire sans le rythme, la dynamique d’un instrument de musique ; ici la guitare est mise à l’honneur, Jarmusch parvient à filmer de manière touchante tout le trésor musical dont dispose Adam. Persuadé que le talent est incompatible avec la célébrité, Adam sera contredit avec joie par Ava, petite sœur envahissante et encombrante de Eve, jouée par Mia Wasikowska. Véritable trouble-fête chez les deux amants, sa disposition à s’amuser constamment avec les mortels renforce l’aspect comique du film : tout moment de sociabilité avec le monde extérieur est un risque non négligeable : comme d’hab, il faut porter des lunettes de soleil, se travestir en médecin pour récupérer ses doses de sang hebdomadaires et, chose inédite dans cette sphère biologique et sociale, ne pas laisser traîner le zombie qui a servi de repas. Inévitablement, les discussions intellectuelles restent ponctuées de punchlines rageuses, ou non, ce qui rend plus agréables certaines réflexions soulevées par les actions des deux protagonistes, à savoir le concept de temps et du pouvoir conjoint des mots, de la physique et de la musique.
En somme, Only lovers left alive illustre une vraie histoire d’amour entre la musique et le cinéma, pour donner naissance à une poésie sombre, trouble mais optimiste. Cette ode au noctambulisme romantique rend compte d’une intensité intellectuelle et émotionnelle instantanée, embellie par un clair-obscur visuel omniprésent. Ainsi, Adam et Eve incarnent l’élégance inusable d’êtres curieux et respectueux d’autrui, mais surtout un amour créatif qui serait souhaitable chez les simples mortels.
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