Sommet et Royaume – Partie II
Le temps passa sans qu’Embro ne le compte
Jusqu’à ce que son frère monte.
Crépucsule, qui en héritant de la fierté et prétention de leur père
Avait décuplé la profondeur de ses traits de caractères,
Était une entité imbue et cruelle.
Il partageait la fin de Jour
Et le début de Niut.
Alors que ses deux sœurs se disputaient la fin de Niut
Et le début de Jour,
Et que son frère, Embro,
Était un enfant qu’il qualifiait d’idiot.
Crépucsule, l’aîné, se tenait accoudé
Au tronc mort.
Embro le regardait placidement.
« Bonjour mon frère,
Il m ‘a fallu plusieurs cadrans pour te trouver.
On se doutait bien que tu étais caché
Mais loin d’imaginer ton refuge si désolant,
Ta fuite si blanche.
Sais-tu que tu as jeté
Sur notre famille d’entité
Un voile de honte sans précédent ?
Père t’a destitué.
Mère attend en impatience
Le moment où tu te seras montré.
Elle ne m’a pas donné sa raison, mais tous nous l’avons deviné.
Mais, il est vrai que te sied à merveille l’enfance. »
Crépucsule se pencha légèrement,
Scrutant ce petit bout de frère.
Ils avaient le même sang.
Dans les poumons le même air.
« J’avais déjà oublié
L’ennui de converser
Avec toi,
Sûrement pour cela
Que je suis le seul à te visiter. »
Ce dernier avait gardé la même expression
Sur son visage pâle d’enfant.
Il cherchait à traduire les sons,
Que Crépucsule émettait, en brouhaha incompréhensible.
Il cherchait à ôter le sens des mots audibles.
Son verbe ne devait le toucher.
Et pourtant, il se demandait ce qui l’avait poussé
A venir, ici, le voir, lui parler.
« Embro, mon frère, que fais-tu ici ?
A part te recueillir ?
Ou je ne sais quelle autre chose.
Ne penses-tu pas que ta lâcheté a assez durée ? »
« Au moins, Mère, lorsqu’elle a été arrachée,
A la naissance, des bras de ses parents,
Elle s’est battue comme une acharnée.
A peine née, de colère, elle s’est démenée,
Comme la primaire entité, qu’elle est.
Et toi… »
Le ton était acéré et appuyé de grands gestes.
D’un mouvement lent de la tête
Et des mains, il montre Embro.
Celui-ci sent des bribes de résine chauffer et bouillonner.
Visage toujours placide,
Mais regard acide.
« Alors que toi,
Tu as fui les reines et les rois.
Plus fermé que jamais, tu te résignes à abandonner,
A ne pas te battre pour l’ombre et son royaume.
Muet, tu l’es déjà.
Mais tu es devenu lâche.
Ta faiblesse a depuis trop longtemps
Assombris le règne de la famille et du Temps. »
Os et muscles sont désormais résine dure.
Il vit pour la première fois la colère comme un mur.
« Je suis l’aîné, comme mère, précoce.
Mon travail est reconnu en le ciel et sur le sol.
Ce n’est pas à Niut
Que reviennent l’ombre et ses mues.
Mais bien à moi, qui déjà dirige le moment
Où les ombres sont reines et sang.
J’aurai ton empire,
Si tu n’as ni la volonté, ni le pouvoir
De te battre pour ce qui t’appartient de droit. »
Le liquide noir qui bat à ses tempes,
Se répand de ses mains sur le sol de son temple.
Ses ongles et la rocaille liment sa peau en colère ;
Alors il se lève, la cage gonflée
Et ouvre si grand la bouche
Qu’il aurait pu avaler l’univers entier.
L’air en sort sans bruit.
Mais la montagne tremble si fort
Que Crépucsule perd son équilibre
Sans perdre pour autant une once d’arrogance.
Et soudain, le son coupe l’air et le ciel :
« Pars. »
Ses yeux ronds, comme des billes, de surprise,
Il reprends son souffle
Et crache de nouveau l’air de sa bouche :
« N’as-tu pas entendu ?
Va-t’en. Va-t’en.
Et ne reviens plus. »
Crépucsule, enfin sans un mot,
Disparu dans un bruissement de cape.
La montagne ne bougeait plus.
Surprise émerveillée était en Embro ;
Des sons en phrases étaient sortis de lui,
Son frère l’avait entendu et compris.
De ses deux mains, il cherche sur son corps
L’origine de l’air articulé haut et fort.
Son torse est le même.
Sa mâchoire, sa bouche, ses dents
Sont les mêmes.
Sa langue n’a rien de différent.
Alors ? Comment avait-il parlé ?
Avait-il prononcé ?
Aveuglé par ce qui venait de se passer,
Il n’a pas remarqué
Que le tronc sec semblait gonflé,
Que le tronc sec semblait encore plus noueux
Et qu’au bout de ses branches, autrefois creuses,
De fines et tremblantes pousses crevaient le ciel de vert.
La montagne était de nouveau parcourue de soubresauts,
Mais différent cette fois-ci.
Plus doux, plus amples,
Ils remontent dans le corps d’Embro,
Comme pour onduler son sang,
Comme pour caresser l’intérieur de son être.
Il fallut de peu pour que le pérenne enfant comprenne.
« Embro, fils de Jour et de Niut,
J’aimerais que tu excuses mon interruption.
Je ne désirais point, de ma part, une manifestation.
Mais le discours de ton frère, m’y a forcé ;
Sur mon corps, de telles paroles ne peuvent être prononcées. »
Embro cherche le corps
A qui appartient la parole.
« Fils, ne te fatigue pas.
Me regarder, tu ne peux pas.
Mais me deviner tu peux,
Alors ferme donc tes yeux. »
Quand il les ouvre de nouveau
Est perché au plus haut
Du tronc désormais vivant
Une masse dont les couleurs
Sont radieuses mais étrangement
Aussitôt absorbées par la forme-lueur.
« Je suis Arocle, la première montagne,
Fils des quatre dames.
Maudit du don de clairvoyance,
Maudit du don d’omniscience.
Ton frère salissait ma roche,
J’espère que tu me pardonnes
Mon offense et affront,
Cher Embro, prince des ombres. »
« Arocle, fils des quatre dames et première montagne, peut-être ne le sais-tu pas, mais je ne suis point le prince-ombre, non, je ne suis même plus le fils de Jour et de Niut, l’un me renie, l’autre me hait, mais je te dois des remerciements pour avoir fait fuir mon frère aussi prestement. »
Et c’est de nouveau l’étonnement extrême
Qui déferle dans ce corps frêle.
Ces vocales en corde fonctionnent-elles ?
Ou flotte il dans l’irréel ?
« Petit être, ne t’affole pas.
Ce n’est que ma voix
Qui afflue de toute part.
N’oublie pas :
J’ai qualité d’omniscience,
Je sais tout ce qui avance,
Ce qui parcourt tes sens
Et ce que veut ta langue.
Ainsi, nous pouvons échanger. »
« Merci Arocle de ce bienfait que tu m’offres, me voilà pris d’un bonheur proche de ce que l’on nomme extase, ou encore, béatitude, pouvoir entendre ces phrases hors de moi me comble plus qu’être roi. »
« Pourtant ton destin te veut roi,
Que tu possèdes ou non une voix.
Ce qu’ils appellent faiblesse
Peut être ta richesse.
Je ne crois pas que tu aies fuis.
Je sais que tu aimes la nuit
Malgré la colère de ta mère.
Tu es un petit être
Qui cache un pouvoir de démesure.
Et être effrayé renforce ta sagesse
Qui n’a d’égale que ta souplesse. »
« Mais entre mes doigts ne se profile aucune soie d’ombre, aucun empire, et comment régner sans force dans les veines, sans mots dans l’air, et condamner à erre en enfance, comment prouver ma valeur à Lune et Soliel, à père et mère, aux entités primaires, alors que je peux me défendre ? »
La masse mouvante d’Arocle
Est secouée de part et d’autre
Par un rire mélodieux et léger d’oiseau
Qui ne s’efface que très haut.
« Fils, pense.
Je t’ai laissé séjourner sur ma paroi.
Crois-tu que n’importe qui en a le droit ?
J’ai tant sondé ton corps et âme
Qu’aucun secret pour moi tu as.
Fils, tu es le seul compagnon
Que j’ai eu depuis un temps long.
Le silence et la solitude sont pour moi une bénédiction.
Le silence et la solitude sont pour nous une bénédiction.
Les règles de tes aînés doivent être respectées,
Mais tu peux les surpasser.
Fils, entends moi, pense. »
« Niut, ma mère, règne déjà sur le domaine de l’ombre, alors comment la convaincre de me laisser reprendre mon dû, alors qu’elle n’était encore qu’une jeune enfant, elle a su créer et tisser les soies noires du monde, tandis que je n’ai jamais su en habiller au moins mon propre corps, et je peux en aucun cas batailler contre ma famille. »
« Embro, regarde toi :
Tu es un enfant,
Comme l’était ta mère auparavant.
Sers-toi de ton âge
Comme avantage.
Personne ne te soupçonnera
De tisser ton propre royaume.
Et qui t’a soufflé cette idée ?
Batailler ? Guerre ne te sied pas.
Les entités primaires seront bien obligés de reconnaître
Le pouvoir sommeillant en ton être.
Puise en toi, sans voir les barrières de ta voix,
Les barrières que t’ont construits ces autres rois.
Je ne puis t’en dire plus, fils.
Tu dois trouver toi-même tes magies,
Et occuper la vie.
Va et construit.
N’oublie jamais que cette montagne
Sera ton refuge pour un temps immémorable.
Va, mon fils, et construit. »
La masse s’enfonce dans le tronc
Puis dans la montagne par ses creux et ses monts.
Embro retrouve son silence,
Les oiseaux et leurs danses.
Les pousses jeunes du tronc l’émurent.
Le ciel n’était plus un infranchissable mur.
Lui, éternel enfant
Voulait que son émerveillement
Vive au dehors de lui
Le jour ainsi que la nuit.
Son éblouissement constant pour toute chose qui l’entourait
Serait cette force inépuisable et vraie,
Serait la craie sombre
Avec laquelle il tracerait les ombres.
Pour les bourgeons du corps de l’arbre,
Il imaginait d’étranges feuilles et fleurs encore jamais regardées.
Les yeux mi-clos, il s’amusait à les dessiner
Dans l’air frais du bout de ses doigts.
Quand de minces fils s’articulèrent,
Brodant pétales et feuillage au gré du vent et de sa pensée.
Et ce fut fierté et compréhension.
Il sourit si bien qu’aucune ombre
N’avait été aussi profonde.
Il continua par celle d’Arocle :
En s’étirant, virevoltant sur ses rocs,
Il esquissait les ombres multiples de son ami.
Puis il partit
Vers une des directions,
Repassant toutes les obscurités en plus foncé,
Dressant ses propres contours enténébrés.
Quel temps ce fut !
Certes, ce fut désolation pour Niut,
Car elle voyait ses traits trop pâles
Disparaître et être remplacés.
Mais quelle hébétude pour notre éternel enfant.
Il pouvait caresser jusqu’à l’ivresse
Chaque forme, chaque couleur,
Chaque ligne, chaque chaleur.
Si vite, il posséda le monde
Que même toutes les énergies de Niut
Ne suffirent plus.
Embro bondissait dans les ruisseaux
Pour colorier tous les galets,
Tous les oiseaux,
Toutes les forêts
Et tous les animaux.
Et quand un jour, la main de son frère lui prit l’épaule
En grinçant qu’il devait rejoindre le coin-ciel des cérémonies,
C’est d’un sourire qu’il répondit.
Et quand entouré, à nouveau de toutes les entités,
Il devait être consacré,
Il tira révérence en souriant,
Déclinant la célébration.
Puis il ria, et tous, ils entendirent son rire fracassant les nuages.
Et quand tous essayèrent de lui parler, de le convaincre,
Il sourit en les touchant
De ses mains d’éternel enfant
Et ria encore et encore.
Puis, il s’en alla finir de tisser le monde des ombres
Pour ensuite se reposer sur le tronc noué d’Arocle.
Basquiat à la Fondation Vuitton: la visite enchantée
La complainte du marin moderne : la poésie comme dessein